Poésie

Le Semeur de Cendres

Nous donnerons cette semaine un autre exemple de ces poètes égarés qui, sur le tard, ont comme aiment à dire les biographes catholiques, retrouvé la foi ; expression assez inexacte, car leur vie et leurs écrits, montrent généralement qu’ils n’avaient jamais auparavant possédé une assurance quelconque de la résurrection de Jésus-Christ et de son pardon ; la foi de leur enfance ne consistait qu’en un vague sentiment du regard d’un Dieu qui punit.

Il s’agit de Charles Guérin, né en 1873 à Lunéville, mort à 33 ans dans la même ville. Sa courte existence a été marquée par un amour malheureux et le poids de la solitude. Ses premiers recueils de poésie, les Joies grises, le Sang des crépuscules, le Cœur solitaire, expriment les souffrances de son orgueil blessé, de sa tendresse bafouée, l’amertume face à la Nature indifférente.

Progressivement son inquiétude de Dieu augmente et, au terme d’une profonde crise morale, il finit par se confier en lui. Dès lors sa poésie prend d’autres accents. Conscient de sa fin prochaine, il a encore le temps d’écrire un recueil dont le titre est à lui seul une trouvaille : Le Semeur de cendres : il résume cette image de celui qui, sur le point de quitter cette vie, n’enferme pas les cendres de son amour éteint dans une « urne arrogante », mais les sème dans d’autres cœurs afin que germe la nouvelle espérance qu’il a trouvée.

Voici trois poèmes tirés du Semeur de cendres ; leur sincérité, leur profondeur, la noblesse parnassienne de leurs vers, les rangent parmi les plus belles productions de la littérature du XIXe siècle. Ils sont normalement sans titres, nous en avons mis simplement pour une meilleure présentation.

Repentance

L’homme sombre qui siège au conseil des impiesSe lève et prend la nuit de son cœur à témoinEt dit  : «Seigneur, Seigneur, Dieu jaloux qui m’épie, Je ne t’offrirai plus l’encens ni le benjoin.
En vain tu me repais d’opprobre et de misères  :Tu ne me verras pas m’asseoir sur le fumierOù Job déchu te loue en raclant ses ulcères, Et j’aurai pour linceul mon orgueil coutumier.
Car c’est avoir assez longtemps nourri ta gloireDe toute ma détresse et de tout mon amour, Et lâchement gémi vers un ciel illusoire, Et mendié de toi mon pain de chaque jour.
Seigneur, espoir de l’homme et son dernier refuge, Toi qui, terrible et dur, m’entends sans m’écouter, Dieu, Créateur, Sauveur, Ami, Souverain Juge, Je ne crois plus en toi que pour te détester  ! »
Mais le Seigneur répond  : «Mon pauvre enfant, je t’aime, Malgré ton cœur rebelle et triste où le blasphèmeParle pour m’irriter la langue de l’enfer.Tu souffres ? Je connais ton mal, fils de la chairDont rien ne peut remplir les appétits de joie.En ce siècle où l’esprit a corrompu sa voie, La femme détournant l’encens de mon autelSe voit haussée au rang d’idéal immortel.On la prie, on l’implore, on la craint, on s’y voue ; On étreint ses flancs nus et froids, vase de boueQue les soifs d’infini vident sans s’assouvir, Jusqu’au soir où, honteux et las de la servir, Les hommes, multitude obscure et douloureuse, Déçus dans leur amour pour cette idole creuse, Accourent de leurs dents grinçantes m’accuserD’avoir mis le néant derrière le baiser.»
O Dieu, dit le pécheur qui soupire, ô mon Père  ! Mon orgueil abaissé se brise devant toi.Que les cieux, que les justes de la terreCélèbrent le retour de mon âme à la foi  !
J’adore les desseins que tu formes dans l’ombre, Et que ta volonté toujours juste ait nouéMon destin d’un fil clair, Seigneur, ou d’un fil sombre, Notre Père, à travers les siècles, sois loué  !

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Confession

Ce soir, mon Dieu, je viens pleurer, je viens prierEt rompre sur ta croix les reins d’un ouvrierDont le labeur stérile a négligé ta gloire.La nuit du monde autour de ton église est noire ; Je viens puiser de l’huile à tes feux éternels, Loin de la joie humaine et des hommes charnels.Mon Dieu, je viens jeter à tes pieds cette vie, Dont chaque jour d’un clou haineux te crucifie.Je suis le plus méchant des mauvais serviteurs.O Jésus qui prêchais la sagesse aux docteurs, J’ai détourné le sens divin des paraboles ; J’ai, d’un grain vil, semé le champ de tes paroles.Malheur à moi  ! Car dans les vers que j’ai chantésLa prière se mêle au cri des voluptés.J’ai baisé tes pieds nus comme une chair de femmeEt posé sur ton cœur ouvert un cœur infâme.L’iniquité fut ma maîtresse. Et me voilà.Tes yeux que le Péché de l’univers scellaMe brûlent de leurs pleurs de sang. Quoique tu l’aiesSenti mettre ses mains cruelles dans tes plaies, O Seigneur, prends afin en pitié ton enfant  ! Son cœur comme un vitrail qu’on étoile se fend.Sois-lui clément, permets le retour du prodigue ; Rends l’eau du ciel à la citerne, et que la figueEncore pèse aux rameaux du figuier desséché  ! Ah  ! ne le laisse pas mourir dans son péché, Cet errant qui s’enlace à ta croix et qui pleure, Las d’avoir tant cherché l’amour qui seul demeure  !

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Espérance

Le juste dit  : «Ma tâche expire avec le jour  ; Je vous domine, ô champs austères de vie  ! Là-bas, et redressant le versoir qui dévie, Sous un âpre soleil j’ai poussé mon labour.
J’ai répandu, le dos gonflé de la besace, L’averse du bon grain dans les sillons pierreux, Et j’ai fauché dans l’ombre immense des monts bleusLa foule des épis qui remplissait ma trace.
Et voici que, chargé des fruits d’un long effort, J’atteins la paix promise à toute inquiétude, Et que mon pas éveille au loin la solitudeDes hauts lieux balayés par le vent de la mort.
D’ici, sans que je tremble ou que mon pied recule, Je vois monter la mer des ténèbres sans fond, Et mes yeux pleins d’un jour intérieur se fontPlus grands pour recevoir l’assaut du crépuscule.
L’incorruptible amour habite dans mon cœur.La nuit qui m’achemine à demain sera brève  :Puissé-je en souriant au soleil qui se lèveM’endormir du dernier sommeil dans le Seigneur  ! »

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